Qui es-tu Fritz Haber?

Reprise OFF 2015 au théâtre de l'Arrache-coeur à 15h, infos ici.

L'année dernière, j'avais déjà repéré l'affiche de spectacle... mais elle me faisait peur. Et comme j'avais promis dans ma sélection que si j'allais voir la pièce, je vous expliquerais pourquoi... En fait je suis sûre que certain(e)s en voyant l'affiche auront compris et pensé, comme moi, "Are you my mummy?"... Pour les autres, c'est tout bêtement lié à un épisode de la série Doctor Who.

Mais, je dois avouer que l'an dernier, j'étais passée outre de l'affiche parce que le nom de Fritz Haber ne m'évoquait pas grand chose. Depuis, je sais (grâce à un téléfilm de la BBC, "Einstein and Eddington", vous saurez tout) que c'est un chimiste, juif converti au protestantisme, ayant changé de prénom pour faire plus allemand, et "inventeur" des gaz de combat utilisés pendant la 1ère guerre mondiale... Du coup, la scientifique en moi a eu envie de voir cette pièce.

Et c'est... une sacrée claque! L'intrigue est simple à résumer: au lendemain du premier "essai grandeur nature" du gaz qui a tué pas mal d'ennemis dans les tranchées à Ypres, après un repas avec les officiers allemands célébrant cette victoire, Fritz Haber, chez lui, est interpelé par sa femme, Clara, qui n'en peut plus de se taire et de voir comment son mari détruit l'humanité avec sa science. Elle a besoin de cracher son dégoût, sa haine. Elle aussi est chimiste, mais ne travaille plus, elle s'occupe de la maison et de leur fils... Mais elle voudrait recommencer, travailler avec Fritz, pour qu'il revienne à des travaux utiles à tous les hommes, comme le procédé de synthèse de l'ammoniac qu'il a mis au point quelques années plus tôt. Mais Fritz n'en a cure, il veut la reconnaissance, la gloire, défendre sa patrie, l'Allemagne, et pour lui cela justifie tout: s'il apporte une aide décisive à la victoire rapide, il sauvera des milliers d'Allemands! Il oppose sa raison, son cynisme, son machisme, sa méchanceté aux arguments éplorés de sa femme, qui parle de respect, d'humanité, de religion.

2 visions s'affrontent, et l'on se surprend à se poser de nombreuses questions, prenant par moments involontairement le parti d'Haber... personne ne tue au nom de Pytagore, contrairement aux intégristes qui tuent au nom de Dieu. Et doit-on renoncer à toute recherche scientifique, tout progrès, sous prétexte qu'on ne sait pas ce que d'autres pourraient en tirer ? (l'allusion à Einstein est révélatrice, lui qui était viscéralement pacifiste, a ouvert la voie à l'arme atomique, mais ne pouvait le savoir... Aurait-il dû brider son génie et oublier ses théories à cause du risque ?)... Mais le progrès scientifique fait-il le bonheur? "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" rappelle Clara à son époux. Mais "conscience sans science n'est que ruine de l'homme" lui rétorque-t-il....

Une pièce où tout n'est pas noir ou blanc, où l'on se surprend à trouver des excuses au bourreau, oh pas beaucoup, pas longtemps, mais un peu... D'ailleurs la conclusion de la pièce est éloquente, des dizaines de milliers de morts à cause des gaz développés par Haber, 2 milliards de personnes nourries grâce aux engrais dérivant de son procédé de synthèse de l'ammoniac.... Et l'ironie de l'histoire qui aurait dû, plus tard, faire travailler ensemble Fritz Haber et un chimiste dont les travaux ont permis aux Anglais de fabriquer des explosifs pendant cette même guerre...

L'interprétation de Xavier Lemaire est épatante. J'ai un peu plus de mal avec le personnage de Clara que je trouve un peu trop geignarde, mais j'ai très bien compris que c'est comme ça qu'il est écrit, c'est juste qu'au fond de moi, j'aurais aimé qu'elle mette une bonne claque à son mari par moments, donc je trouve qu'elle est trop soumise, finalement. Mais Isabelle Andréani joue très bien ce personnage tel que l'histoire le décrit...

Bref, une pièce à voir, dont vous sortirez probablement un peu perturbé, avec plein de questions éthiques en tête, et un "qu'est-ce que j'aurais fait, moi? que ferais-je, même actuellement, si je découvrais une chose utile mais potentiellement utilisable pour détruire?" ...

Infos pratiques : Tous les jours à 13h à la Luna; durée 1h10; tarif : 18 euros, 12 avec carte Off.